Nicolas Stoskopf à propos du livre
L'Alsace au temps du Reichsland (1871-1918) un âge d'or culturel? de G. Braeuner
Lettre ouverte à l'auteur
Gabriel Braeuner
Monsieur,
Vous prétendez livrer une « histoire culturelle de l’Alsace entre 1870 et 1918 » (p. 12). D’emblée et sans détour, permettez-moi de vous dire que vous ne faites pas de l’histoire : en passant votre temps à distribuer des bons et des mauvais points, à faire état de vos opinions et de vos jugements, vous adoptez une démarche de critique, ce qui est très différent. Je salue au passage votre capacité remarquable à juger tout à la fois de littérature, d’arts plastiques, d’architecture, de musique, etc..., mais le plan à tiroirs que vous choisissez, qui reprend à peu près ces thèmes l’un après l’autre, vous prive de toute sensibilité au jeu des acteurs, aux évolutions historiques au cours d’une période d’un demi-siècle et de toute contextualisation un peu sérieuse comme si cette période était un bloc. La dizaine de pages du chapitre I est censée y pourvoir. Le monde pour vous est simple et se partage en deux catégories : « 42 % de population industrielle pour 32 % de population rurale », où vous oubliez qu’une bonne part de cette population «industrielle» est également rurale (ouvriers paysans, patrons et salariés de PME, artisans). Ce n’est pas une simple étourderie en passant : p. 201, vous opposez également les habitants de la campagne à la population ouvrière dans les villes. Cette distinction est pour vous fondamentale parce qu’elle recouvre une opposition entre passé et avenir, entre ancien et moderne, entre tradition et avant-garde et même entre France et Allemagne (!) qui vous sert de grille de lecture pour traiter de la vie culturelle selon un mode tout aussi binaire. Grille est un bien grand mot, il s’agit plutôt de deux cases étanches, car combiner tradition et modernité relève pour vous de l’impensable. Soit l’un, soit l’autre.
Ainsi, le groupe de Saint-Léonard, en bloc, est à ranger dans le passé parce qu’il s’est intéressé à la paysannerie:
c’est «le parti du passé, condamnant le présent et surtout le futur parce que suspect de germanité» (p. 79),défendant «le mythe d’une Alsace rurale et résistante, gommant sa réalité ouvrière et citadine», «opposant la tradition paysanne de l’Alsace nécessairement authentique – la terre ne ment pas ! (sic) - à la modernité urbaine germanique qui ne pouvait être qu’importée et superficielle» (p. 82).
En prenant l’initiative du Musée alsacien, en s’intéressant aux traditions rurales, en écrivant D’r Herr Maire, Spindler et/ou Stoskopf sont coupables d’un « retour à la terre » passéiste en même temps qu’ils préfigureraient Vichy! Ce n’est pas leur seul héritage malfaisant : la Revue alsacienne illustrée (RAI), écrivez-vous à deux reprises pour bien enfoncer le clou (p. 36 et 212), est la matrice des 5 C (colombages, cathédrale, choucroute, coiffe, cigogne) chers à Georges Bischoff. J’avais cru comprendre que ce dernier déplorait, à l’époque où il a lancé cette formule, une image réductrice de la culture alsacienne, qui présente bien d’autres aspects méritant d’être valorisés, mais je ne lui ai pas prêté l’intention de vouloir faire table rase de ce patrimoine qui serait mauvais en soi parce que, pour une part, rural ! En plaquant maintenant ce schéma sur la RAI, vous faites en réalité preuve de la même vision réductrice que déplorait Georges Bischoff : la RAI, c’est à l’évidence autre chose. A ce propos, on a du mal à vous suivre dans vos raisonnements : vous expliquez à deux reprises que la RAI a eu en réalité très peu d’impact, qu’elle n’était pas lue (p. 36 et 211) si bien qu’on se demande par quels cheminements les prétendus thèmes de prédilection d’une revue plutôt élitiste sont devenus à ce point des clichés prégnants et invasifs.
Pour terminer sur ce point, vous évoquez à trois reprises (p. 36, 79 et 119) le « mythe d’une Alsace éternelle, donc rurale ». Non, c’est bien parce qu’ils se rendaient compte que les choses étaient en train de basculer que certains de ces artistes et intellectuels ont eu le souci de fixer sur la pellicule, sur la toile, sur le papier, de rassembler dans un musée ce patrimoine en train de disparaître sous leurs yeux. Est-ce condamnable ? C’est vrai qu’avec le recul du temps cette passion pour les costumes traditionnels peut étonner. Mais le rôle de l’historien serait à mon sens d’essayer de comprendre cet engouement et de le mettre en relation avec la vogue des musées ethnographiques et du folklorisme qui n’est pas propre à l’Alsace : c’était à l’époque parfaitement dans l’air du temps. Vous préférez en faire la marque d’une opposition «à la modernité urbaine germanique». Vous appuyez votre démonstration sur les évolutions que Pierre Bucher et ses amis ont imprimées à la RAI, dans un sens nettement francophile, et au projet du Musée alsacien sans jamais signaler que Charles Spindler (et Gustave Stoskopf) avaient pris leurs distances. Mais pour vous, c’est un tout, comme si vous n’aviez pas bien lu les mémoires de Spindler à ce propos, que vous citez pourtant (L’âge d’or d’un artiste en Alsace, Mémoires inédits 1889-1914 ; voir le compte-rendu que j’en ai fait dans la Revue d’Alsace de 2010 et le texte que nous avons signé, Jean-Charles Spindler et moi, lors du 100e anniversaire du Musée alsacien, publié dans les DNA en avril 2007). Du coup, faire du Spindler de 1900, qui expose ses meubles dans le pavillon allemand à l’exposition universelle de Paris, un de ces représentants de la résistance à la « germanité urbaine » qui s’avance donc masqué et se lance « prudemment » (p. 33 et 42), est absurde. C’est sans doute ce qui rend à vos yeux son « attelage » avec l’Allemand Sattler « totalement imprévisible » (p. 71) : il est des complexités qui vous échappent…
Parmi ces représentants du « parti du passé condamnant le présent… », il y a Gustave Stoskopf, que vous mentionnez assez souvent, mais sans le présenter comme vous le faites pour d’autres. Lui aussi a fait « attelage » selon les cas avec les Allemands Julius Greber, Theodor Knorr, Johann Knauth (pour sauver notamment le Bain aux plantes et fonder en 1908 une première société pour la conservation du Vieux Strasbourg : voilà qui va dans votre sens, le passé, toujours le passé, mais un passé urbain cette fois !) et quelques autres dont on reparlera. Il est vrai qu’il était issu de la « bonne » population industrielle puisque son père était… tanneur. Oui, mais voilà, son chef d’œuvre, D’r Herr Maire, qui n’est « pas dénué d’humour » (point trop n’en faut dans les bons points…), « a la campagne pour cadre au moment où l’Alsace s’urbanise de plus en plus », ce qui est pour vous une faute majeure. Et comme Stoskopf a continué après « à faire du Stoskopf » (comme Pagnol a fait du Pagnol, Gabin du Gabin, Chabrol du Chabrol…) et que ses pairs n’ont « pas fait mieux », le théâtre alsacien, ce n’est pas grand-chose : il ignore « la question sexuelle (sic !) », il gomme les conflits (la lutte des classes ?), il est aseptisé (p. 56-57). Il est populaire, mais le peuple n’y a pas accès ( ?) (p. 201) Que Stoskopf ait été joué avec succès à Paris et à Berlin, qu’il ait écrit des comédies, drames et un livret d’opéra, qu’il place l’action de la plupart de ses pièces dans la petite bourgeoisie urbaine, qu’il ait produit des pièces plus politiques (E Demonstration, D’r Verbotte Fahne, D’r Hoflieferant, qui ne sont pas des brulots contestataires, je vous l’accorde), vos lecteurs ne le sauront pas. Stoskopf fait du Stoskopf, un point c’est tout, circulez, il n’y a rien à voir. De même qu’ils ne sauront pas qu’il a fondé en 1909 un journal novateur (et d’opinion), le Strassburger neue Zeitung de tendance libérale-démocrate affichée, qu’il n’a cessé de polémiquer dans son journal (via des poèmes satiriques, comme ceux sur l’affaire de Saverne) et qu’il a engagé, devinez qui ?... Schickele, Stadler, Flake, les seuls selon vous à être dans la bonne case, conciliant ainsi les contraires d’une façon si «totalement imprévisible » que vous préférez l’ignorer. Vous en connaissez beaucoup des artistes qui sont devenus patrons de presse ? Pour quelqu’un qui est censé « condamner le présent » et qui esquive les vraies questions, c’est tout de même un peu paradoxal, non ? Tous ces éléments introduisent évidemment une complexité qui ne rentre pas dans vos idées toutes faites et sommairement manichéennes ! Quant à la presse, il faut croire que vous la considérez comme hors du champ culturel puisque vous n’en parlez pas (de la vie religieuse à peine, de la question linguistique non plus). L’histoire culturelle ne peut être étudiée sur la base de critères aussi sommaires (la modernité, rien que la modernité !) et sans prendre en compte les évolutions des acteurs et du contexte. Ces artistes du cercle de Saint-Léonard, allemands de fait mais souvent francophiles, n’ont pas voulu trancher la question nationale qui leur était posée (votre étonnement devant leur retour au pays… p. 77) ; ils sont donc restés pour la plupart à l’écart des nationalismes qui faisaient rage à l’époque et ont choisi une voie étroite, celle de l’Alsace, en s’y investissant totalement et en prenant des initiatives multiples. Cette voie est clairement revendiquée : Revue alsacienne illustrée, théâtre alsacien, Musée alsacien, Maison d’art alsacienne. Cela avait du sens compte-tenu de la situation historique.
C’était inédit, innovant, audacieux, risqué, pas politiquement sans doute, mais culturellement ; cette position a suscité des débats, voire des polémiques, et en tout cas des divergences ici, des convergences là, qu’il serait passionnant d’étudier un peu sérieusement et sans a priori. Contrairement à ce que vous affirmez, loin de se « recroqueviller », l’Alsace a rayonné comme jamais, attirant les regards et s’exportant en France comme en Allemagne : son horizon n’était pas étroit ou étriqué, mais ouvert à 180°. Par leur formation, leurs lectures, leurs contacts, leur correspondance, ces artistes avaient une parfaite connaissance des mouvements culturels en Europe et ils étaient en capacité de faire dialoguer les cultures de part et d’autre du Rhin. Ce qui n’empêche pas que chacun avait sa personnalité, ses talents, son style. Ils ne pouvaient pas savoir que la guerre éclaterait en 1914, une autre grande absente de votre livre malgré son titre. Or elle joue un rôle capital : elle ne se contente pas de réduire la focale à 90°, elle la referme presque totalement ; au lieu de se positionner entre France et Allemagne pour dépasser les frontières, ce mouvement culturel est réduit à un cadre provincial, à une notoriété d’entre Vosges et Rhin, à un usage interne qui en limite singulièrement la portée. L’Alsace n’intéresse plus. Ce qui avait du sens en a désormais beaucoup moins, en tout cas jusqu’aux années 1950 et la réconciliation franco-allemande. Il est évidemment très facile de traiter après coup cette aventure artistique et culturelle avec condescendance, en lui appliquant des représentations forgées ultérieurement, il est plus difficile de la comprendre en historien, c’est-à-dire en la replaçant dans son contexte et en évitant les anachronismes.
Il y aurait encore beaucoup de choses à dire, notamment sur le chapitre IV concernant les arts plastiques : erreurs factuelles (p. 80 et 86), lacunes et omissions (Zwiller ? Zislin ?), cafouillages (p. 86-88), jugements péremptoires et dénigrement… Je vous laisse à vos opinions. Je relève juste pour finir une belle découverte de votre part, qui relève d’un raisonnement circulaire : s’il y a une école de Nancy, il n’y a pas dites-vous, d’école de Strasbourg ou d’école alsacienne (p. 89). CQFD. Non, mais il y a le groupe de Saint-Léonard qui en tient lieu !
Cordialement,
Nicolas Stoskopf
Professeur d'Histoire Contemporaine à l'Université de Haute Alsace
membre des Amis de la Léonardsau
et du cercle de Saint-Léonard
Lettre ouverte à Alfred Wahl
A propos des p. 44-48 de son livre sur Les autonomistes en Alsace
Cher collègue,
Bien que vous annonciez dans l’avertissement de votre dernier livre sur Les autonomistes en Alsace (1871-1939) que l’historien n’a pas « vocation à distribuer des bons ou des mauvais points », vous éreintez quelques pages plus loin le mouvement culturel régionaliste porté par le Cercle de Saint-Léonard.
Ne serait-ce que par la filiation, il est de mon devoir de vous répondre, mais je le ferai moi aussi comme historien.
Régionaliste, ce mouvement l’est incontestablement et la revendication est omniprésente : Revue alsacienne illustrée, Théâtre alsacien, Musée alsacien, Maison d’art alsacienne.
Qu’il revisite les traditions, les costumes, la culture populaire du milieu rural, c’est incontestable. Mais comment aurait-il pu être « alsacien » autour de 1900 sans ce regard rétrospectif et sans parler le dialecte ?
Qu’il s’inscrive dans un courant ethnographique à l’échelle européenne, tout à fait d’accord : il est dans l’air du temps.
Mais là s’arrêtent à peu près nos points d’accord. Car, en parlant de phénomènes identiques dans toute l’Europe, vous passez sous silence une particularité importante de l’Alsace (qui n’en a pas l’exclusivité), c’est d’être un territoire disputé entre deux grandes nations, ce qui n’est pas le cas du Pays de Bade, de la Provence ou de la Bretagne que vous évoquez. Et aux origines du régionalisme, je m’étonne que vous ne parliez pas d’une réaction contre les nationalismes, une idéologie très moderne et de plus en plus prégnante en Europe à cette époque. Je me permets de vous conseiller de lire mon dernier livre, Gustave Stoskopf, un étudiant alsacien à Paris (1887-1894) (avec Pierre Rézeau et Daniel Zimmer) et vous comprendrez sans doute mieux comment s’est forgée la conscience alsacienne de mon grand-père, entre poussée boulangiste à Paris et raidissement du régime politique imposé à l’Alsace. L’identité ne « s’édifie » pas, elle est d’abord ressentie avant de s’exprimer dans des oeuvres.
Ses ressorts, chez Gustave Stoskopf (et sa mère), c’est une même hostilité aux nationalismes et aux militarismes français ou allemand, le rejet de l’idée de revanche et le pacifisme. Et son socle, c’est une double culture assumée chez un luthérien dont la langue de culte est l’allemand, mais qui correspond en français avec ses parents (avec lesquels il parle sans doute l’alsacien à la maison).
On ne peut évidemment généraliser à partir d’un cas particulier, mais au moins émettre l’hypothèse (car il ne m’est pas possible ici d’entamer cette démonstration…) que, pour ces artistes appartenant à une même génération, formés eux-aussi dans des académies allemandes et/ou françaises et ayant des amis allemands et français, le rejet des nationalismes et des militarismes, d’ailleurs largement répandu dans les milieux artistiques en général, a été un ciment commun qui les a poussés sur la voie régionaliste.
Ce choix n’est pas un « repli sur la petite patrie » selon l’expression consacrée pour certains, mais clairement péjorative. Je ne discuterai pas ici la notion de petite patrie, qui a effectivement une résonance outre-Rhin, mais je récuse l’idée de repli. Bien loin de chercher un refuge, de se recroqueviller, de faire la politique de l’autruche, ces artistes n’ont eu de cesse de s’informer sur les courants artistiques contemporains, de s’exporter (y compris pour le Théâtre alsacien, en France et en Allemagne !) et de participer à des expositions internationales, de multiplier les contacts et de cultiver des amitiés de chaque côté des frontières, comme le montre par exemple la correspondance de mon grand-père, ouverte à 180°.
Le régionalisme tel qu’il a été pratiqué par le Cercle de Saint-Léonard est exactement le contraire d’un repli, c’est une ouverture sur l’international, c’est la possibilité d’échapper à l’emprise des nationalismes, des injonctions permanentes d’affirmer d’un côté son loyalisme, de l’autre côté sa francophilie, des tentatives de récupération de part et d’autre, c’est sortir par le haut d’une situation subie et transformer du négatif en positif, c’est aussi une façon d’être « un laboratoire d’Europe »… (sur ce thème, permettez-moi d’enrôler François Loyer qui, en conclusion du récent colloque Strasbourg-Riga : L’Art nouveau aux confins d’empires, Revue de la BNU, n° 19, p. 148, affirme que « l’Art nouveau n’échappa pas au régionalisme », mais que dans son vocabulaire stylistique, « il est plus international que local, ce qui n’est pas le moindre de ses paradoxes ».).
Il y a eu effectivement chez ces artistes une volonté patrimoniale de sauvegarder un monde en voie de disparition. Puisqu’il faut ici le justifier, ce projet est en réalité limité au processus conduisant à la fondation du Musée alsacien, initiative novatrice parmi d’autres ; il ne mobilise qu’un nombre limité d’acteurs (Laugel, Spindler, Stoskopf pour l’essentiel), mais surtout, il est très, très loin de rendre compte de l’ensemble d’une production artistique (y compris pour Spindler et Stoskopf à cette même époque) qui, non, n’est pas « passéiste » comme vous l’affirmez. La réalisation de ce projet est circonscrite dans le temps (en gros 1895-1902), ne serait-ce que parce que Stoskopf et Spindler prennent leurs distances avec le Musée alsacien et la RAI lorsqu’ils passent sous le contrôle de Pierre Bucher et deviennent dans ses mains des instruments pro-français (voir à ce sujet les Mémoires de Spindler et des articles de Stoskopf). Il importe en effet de ne pas considérer ce mouvement comme un bloc et de prendre en compte les évolutions historiques et les divergences de parcours. Je m’étonne aussi de votre mépris pour cette démarche qui vous conduit à parler de « courant archéologique » : diriez-vous la même chose aujourd’hui de ceux qui s’intéressent au patrimoine industriel ou encore à la mémoire ouvrière et syndicale comme vos amis d’Almémos ?
D’autant plus que, concernant le Cercle de Saint-Léonard, c’est faux. On a l’embarras du choix pour démontrer ce qui relève de la modernité dans ce mouvement que les historiens d’art rattachent plutôt à l’Art nouveau. Je joins à mon envoi trois articles récents qui vous apportent quelques éléments parmi d’autres. Je me limiterai ici à quelques constats : les références ethnographiques, proprement « alsaciennes », sont rares (et parfois totalement inexistantes…) dans les oeuvres d’Elchinger, Hornecker, Marzolff, Sattler, Schneider, Schnug, Seebach, Braunagel, etc., et même de Stoskopf. Vous avez peut-être en tête ces figures de paysans alsaciens peints à la manière des maîtres anciens, mais mon grand-père n’a commencé à élaborer ce que je serais tenté d’appeler un « mémorial d’une espèce en voie de disparition », incarnée presque exclusivement par des vieillards, qu’à partir des années 1920, à plus de cinquante ans. De ses premiers tableaux en 1886 aux années 20, je ne connais de lui que deux oeuvres portant la « marque Alsace » (reproduites d’ailleurs dans mon récent livre), un dessin d’une Alsacienne en coiffe (1887, oubliée dans un carton à dessins) et les courses de chevaux à Eckwersheim (1889). Ouvrez Luchtig’s üss’m Elsass, recueil de poésies satiriques publiées en 1896 avec des illustrations d’artistes « de Saint-Léonard », première manifestation collective du groupe et gros succès éditorial, vous ne trouverez dans celles-ci aucune référence ethnographique « alsacienne » (ni même de référence à la ruralité…).
Du coup, votre idée de « refus de la modernité urbaine » ne tient pas la route. Je ne sais pas à quoi vous faites allusion quand vous parlez de reconstitution de maisons rurales traditionnelles… La Neustadt est certainement très moderne par son urbanisme et ses équipements, elle ne l’est pas du tout par son vocabulaire stylistique. Elle est très « passéiste », « archéologique », bourrée de références historiques, gothiques, Renaissance, classiques, et même égyptiennes (contrairement à la maison que mon grand-père a fait construire à Brumath par Gustave Oberthür, architecte de la Neustadt, à l’emplacement de la tannerie familiale…, aux lignes sobres et épurées, sans colombages, ni grès). Vous méconnaissez par ailleurs une chose essentielle dans votre démonstration, c’est que l’action de ce mouvement artistique ne se déroule pas à Saint-Léonard, chez un notable rural, mais à Strasbourg. Gustave Stoskopf vit et travaille à Strasbourg, il peint et écrit pour le public strasbourgeois, il fonde des institutions strasbourgeoises, organise des expositions strasbourgeoises, fédère et syndique les artistes strasbourgeois et crée la première galerie d’art strasbourgeoise. Le tout avant de fonder en 1909, faut-il vous le rappeler, un grand journal libéral-démocrate, la Strassburger Neue Zeitung, premier quotidien à être fabriqué la nuit et porté à domicile qui prend bientôt la première place à Strasbourg et recrute des plumes célèbres !
Quant au Herr Maire, je suppose que vous ne connaissez pas la pièce. Sinon, vous ne parleriez pas d’un « monde figé » d’où « la société moderne des villes est totalement absente » : sans maintenant la raconter, sachez tout de même que les filles du maire ne veulent pas des paysans auquel leur père les destine en fonction de l’importance de leur tas de fumier et de leurs têtes de bétail, mais qu’elles penchent pour des citadins, notamment un universitaire allemand pour l’une d’elles. La pièce se moque d’un peu tout le monde (mais surtout des notables ruraux et des paysans) sauf des filles qui imposent finalement leur choix matrimonial à leur père. Sans prétendre que c’est une contribution décisive à l’émancipation féminine, la pièce décrit bien un monde en évolution, sans aucune nostalgie d’un passé révolu. Elle est suffisamment moderne pour parler encore au public d’aujourd’hui, 120 ans plus tard, pour le faire rire aux savoureuses expressions alsaciennes (la langue – on y parle alsacien, allemand, français – n’est-elle pas d’ailleurs le sujet principal comme me l’a fait remarquer un ami ?) et aux situations comiques. La représentation donnée à Brumath le 6 juillet dernier en a encore administré la preuve. Le Théâtre alsacien a toujours été critiqué et dénigré par les intellectuels depuis l’origine, mais son succès populaire durable oppose un démenti tenace à ses détracteurs.
De tout ce qui précède, mais avec d’autres arguments encore, dire, sans d’ailleurs apporter aucun début de preuve factuelle, que ces artistes ont été les agents de notables ruraux en perte de vitesse ne tient pas plus la route (manipulés de surcroît puisque vous affirmez que les notables sont les promoteurs du mouvement !). Que serait venu faire par exemple mon grand-père dans cette galère, lui qui ne compte aucun paysan, ni notable rural dans sa parentèle proche ou lointaine, lui qui se moque déjà dans ses lettres d’étudiant des notables brumathois fréquentant le Kriegerverein local ?! Ne croyez-vous pas que ces artistes, trentenaires, à l’aube de leur carrière, n’avaient pas d’autres préoccupations que de se mettre au service d’une cause aussi fumeuse et réactionnaire ? Là aussi, ces dernières ne coïncidaient pas nécessairement à chaque instant avec celles d’un Laugel, qui incarnerait à lui tout seul, si j’ai bien compris, un groupe social : je crains que sa culture et sa sensibilité artistique ne soient pas vraiment caractéristiques de la moyenne des notables ruraux de son temps !
Pour conclure, vous vous rangez derrière la bannière de René Schickele, un jeune homme de dix-neuf ans qui avait alors besoin de s’opposer à ses aînés pour exister, selon un schéma classique. Ne croyez-vous pas qu’il serait temps de prendre du recul et de faire la part des choses comme l’ont fait les intéressés eux-mêmes par une « paix des braves », Schickele étant engagé en 1909 par Stoskopf comme correspondant à Paris et en 1911 comme rédacteur en chef de son journal ? Ou bien pensez-vous qu’il soit toujours nécessaire de choisir son camp dans toutes les querelles qui ont agité le monde des lettres et des arts depuis la nuit des temps ?
Je prends acte que votre intention n’était pas d’étudier les divers aspects de cette culture régionale, bien loin de se limiter comme vous le prétendez au « travail de recensement et de valorisation du patrimoine historique » (qui ne relèvent pas d’ailleurs pas des compétences d’artistes !). Je ne me prononcerai pas sur l’utilité de ces pages pour une histoire des autonomistes. Je pense en tout cas que votre thèse centrale d’identifier une fois pour toute l’autonomisme au refus de la modernité en sort d’emblée affaiblie au lieu d’être renforcée... Je constate aussi, et sauf erreur de ma part, que ces artistes et leur mouvement culturel régionaliste, disparaissent par la suite complètement de votre histoire des autonomistes (avant 1914 comme après). Ils n’ont recruté personne dans la sphère politique, dites-vous. A l’évidence, ce n’était pas leur but…
Je regrette surtout que vous ayez rédigé ces pages en gommant tout ce que ce mouvement a eu de novateur, de créatif et de diversifié, et en vous bornant à reprendre, à partir du moment où ils allaient dans le sens de votre thèse, des a priori, des jugements réducteurs et manichéens, caricaturaux, dont le seul objectif est de le dénigrer, de le rapetisser, de le discréditer. Dans quel but ? Si c’est pour lui faire jouer le rôle de victime collatérale de votre réprobation de l’actuel régionalisme politique, permettez-moi de vous dire que ce ne serait pas une attitude d’historien.
Bien cordialement,
Nicolas Stoskopf
PS : Je joins à mon envoi trois de mes articles pour de plus amples informations :
« Tradition et modernité dans les arts décoratifs en Alsace autour de 1900 », in Aziza Gril-Mariotte (dir), L’artiste et l’objet. La création dans les arts décoratifs (XVIIe-XXe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018 (en coll. avec Bernard Jacqué qui met en valeur la modernité du mobilier créé par Charles Spindler).
« Le Cercle de Saint-Léonard et l’animation de la scène artistique strasbourgeoise (1895-1910), Strasbourg-Riga, l’Art nouveau aux confins d’empires, La Revue de la BNU, n° 19, printemps 2019, p. 126-133.
« Brumath-Paris, les enseignements d’une correspondance entre Gustave Stoskopf et sa mère (1887-1889) », à paraître en 2019 dans l’Annuaire de la Société d’histoire et d’archéologie de Brumath et environs.