Frank JUNG de l’Association des Amis de la Léonardsau et du Cercle de St-Léonard réagit sur les pages consacrées au "mouvement culturel régionaliste" du dernier livre de Alfred Wahl intitulé « Les autonomistes en Alsace (1871-1939) ».
La lecture de certains passages dans lesquels le Cercle de St-Léonard est réduit à une assemblée de notables qui pleurent leur influence perdue dans leurs circonscriptions rurales nous incite à rappeler la réalité des faits et la contribution importante de ce Cercle aux mouvements artistiques, intellectuels et sociaux de notre province à l’aube du XX° siècle.
Les références essentielles sur lesquelles se fonde ce petit exposé apparaissent dans les fiches biographiques de notre site : www.cerclesaintleonard.com ou sont largement connues.
À partir de 1860 se développe en Europe le besoin d’un renouveau artistique. Au premier rang figurent les adeptes du « arts and crafts movement » en Angleterre. Ils ont pour préoccupations le rétablissement de l’artisanat face à l’industrialisation montante, la conciliation des traditions et de l’innovation, l’amour de la nature, une vie simple dans un cadre nouveau en accord avec les nouvelles conceptions hygiénistes naissantes. Ce n’est pas un mouvement rétrograde et passéiste, mais bien une véritable révolution conceptuelle de l’art voire d’un mode de vie.
Ce nouveau courant touche rapidement la France où il prend le nom « art nouveau ».
En Allemagne, c’est le « Jugendstil», en Autriche le « Sezessionstil ». Puis dans toute l’Europe prennent naissance des mouvements similaires visant la préservation du patrimoine naturel, historique et culturel mais en le transformant pour l’intégrer à un art total, novateur, appliqué à tous les aspects de la vie quotidienne.
Dès 1890, l’Alsace, par sa situation géographique et St-Léonard en son centre, sont au cœur de ces influences. Elles ne feront que s’amplifier jusqu’à la guerre de 1914 qui en marquera la fin brutale.
En cette fin de siècle, s’ouvre alors partout et aussi en Alsace, une période particulièrement prospère, où les arts, la culture, l’architecture, l’artisanat, l’industrie, les sciences, la médecine et la politique, souvent étroitement entremêlés, voit se multiplier de multiples évènements fondateurs et de nombreuses réalisations originales.
Ces mouvements visent certes à témoigner d’un passé historique dont ils veulent garder la mémoire dans un monde qui change, mais aussi d’une soif de modernité bien loin d’un repli régionaliste ou d’un autonomisme d’opposition parfois décrits.
Véritable caisse de résonnance, le Cercle de St-Léonard va y participer pleinement.
Bien sûr ce groupe d’amis n’est pas le seul. Il n’a pas non plus d’existence formelle ni de statuts ni de président ni de drapeau.
C’est à Saint-Léonard, autour d’Anselme LAUGEL, un mécène éclairé qui tient table ouverte, et de son ami Charles SPINDLER, que se rassemblent les artistes et les intellectuels les plus divers et les plus talentueux de notre province.
La plupart sont alsaciens d’autres ont des origines française, allemande, belge ou suisse. Ils sont aussi de milieux sociaux différents mais bien souvent modestes. Ils ont appris leur métier auprès d’artistes et d’artisans célèbres ou dans les écoles de Paris, de Munich, de Berlin, de Dresde … et bien sûr aussi dans la nouvelle école des arts décoratifs de Strasbourg (1892) où plusieurs d’entre eux enseignent leur discipline.
En toute conscience leurs œuvres veulent illustrer l’histoire singulière et les particularités de leur province. Mais toutes leurs productions, leurs amitiés, leurs voyages, leurs écrits, leurs expositions souvent internationales, loin d’un repli identitaire, situent ces bâtisseurs, sans conteste, dans le monde nouveau en pleine effervescence.
Mais pour ces artistes, faute d’être de prétendus notables fortunés, il faut aussi se faire connaître.
Ce n’est pas la moindre de leurs réalisations que la création de la Maison d’art alsacienne, véritable entreprise fonctionnant comme une galerie mutualisée, visant à s’affranchir des commerçants d’art de l’époque et surtout à se faire connaître pour vendre en s’appuyant sur une clientèle urbaine et cultivée.
Des artistes entrepreneurs et commerçants, voilà encore un témoignage de renouveau et d’espérance en l’avenir.
Dans leurs réunions amicales, entre deux agapes, ces artistes cultivés conduisent une véritable réflexion intellectuelle sur la société. Y transparaît sans cesse, parfois même de façon conflictuelle, leur double, voire leur triple culture. Cet aspect est aussi nouveau. Il ne peut être question ni d’un reflet ni d’un regret du passé car ce sentiment multiculturel n’existait tout simplement pas avec la même acuité auparavant. Cette conscience alsacienne dont les fondements plongent bien sûr dans le passé et singulièrement dans la ruralité, veut s’adapter maintenant à la modernité d’un monde changeant en plein développement. Ce sentiment se découvre dans leurs œuvres mais aussi dans des publications érudites dont la plus connue, « Les images alsaciennes » suivie de la « Revue alsacienne illustrée », est publiée à Saint-Léonard puis à Strasbourg. A. LAUGEL, C. SPINDLER, J. SATTLER y ont apporté une contribution essentielle. Elles seront diffusées sur abonnement de Paris à Berlin jusqu’à la guerre de 1914.
Situer la production éclectique et les idées débattues au sein du Cercle de St-Léonard dans le cadre d’une lutte des classes entre notables d’un monde ancien contre les partis de masse émergents, c’est s’engager, avec une rhétorique surannée, sur un terrain politique que nos artistes, loin d’être tous des notables engagés, sauf peut-être A. LAUGEL et P. BUCHER, n’ont évidemment pas tous suivis.
Dire comme certains que les travaux du groupe de St-Léonard « décrivent un monde ancien et figé…qu’ils ont cherché à ressusciter le monde d’avant-hier avec leurs œuvres démodées… » n’est qu’une vision partielle, étriquée, ignorant volontairement ou non, la réalité des faits, l’ampleur de leurs productions et la qualité de leur travail dont témoigne, s’il le fallait, le succès qu’ils connaissent aujourd’hui encore.
Il peut certes sembler étonnant que dans les ruines relevées d’un ancien couvent de la campagne alsacienne ait pris naissance, un mouvement intellectuel et artistique dont se réclament la grande majorité des artistes et artisans d’art de cette époque en Alsace.
Comme le formule Gustave STOSKOPF dans une correspondance inédite, on leur doit : « … un organe : la Revue Alsacienne illustrée, un théâtre : le théâtre alsacien, un musée rétrospectif : le Musée Alsacien, une exposition permanente d’objet d’art alsacien : la Maison d’art … » qu’ils ont eux-mêmes largement dotés d’œuvres. Mais on leur doit encore, des livres en trois langues, des pièces de théâtre, des chroniques artistiques et politiques de toutes tendances diffusées en France et en Allemagne, la décoration de maints bâtiments de la Neustadt, de la poésie, des compositions musicales et lyriques, des sculptures, des vitraux, du mobilier, de la ferronnerie d’art, un fonds photographique et bien sûr une production picturale de tout premier plan présente aujourd’hui encore dans chaque foyer alsacien.
Dans un numéro de juillet 1928 de son « journal de l’Est », Jules-Albert JAEGER, en apporte l’explication en soulignant le charme de cette ancienne collégiale de St-Léonard et ajoutant que ce Cercle « doit à la présence de LAUGEL et de SPINDLER et à l’action fidèlement et combativement française du premier, de devenir l’un des centres les plus intéressants et les plus vivants de la nouvelle Alsace ».
Enfin,
Pour se convaincre de l’éclectisme de ce collectif, il suffit de prendre connaissance de la liste (non exhaustive) des personnalités qui ont fréquenté le Cercle de St-Léonard et d’ouvrir simplement les yeux dans les rues, dans les livres, dans les musées, dans les galeries d’art pour découvrir la modernité et l’originalité de leurs œuvres.
Anselme LAUGEL, artiste, mécène, écrivain, journaliste, homme politique allemand (en Alsace) et en France (dans le gouvernement Poincaré) ;
Charles SPINDLER, artiste, qui invente la marqueterie picturale, ébéniste, illustrateur, écrivain chroniqueur de son temps, photographe.
Les peintres et illustrateurs Gustave STOSKOPF, Josef SATTLER, Léon HORNECKER, Henri LOUX, Leo SCHNUG, Benoît HARTMANN, Émile SCHNEIDER, Georges RITTENG ;
Paul BRAUNAGEL, Auguste CAMISSAR et Désiré CHRISTIAN pour la peinture, la verrerie et l’art du vitrail ;
Léon ELCHINGER, Charles BASTIAN pour la céramique ;
Alfred MARZOLF et Jean RINGEL d’ILLZACH pour la sculpture ;
Les frères ZSCHOCK pour la ferronnerie ;
Le docteur Pierre BUCHER auteur, journaliste et politicien ;
Werner WITTICH, professeur extraordinarius d’économie politique ;
Marie Joseph ERB, Rodolphe GANZ, Georges SPETZ, compositeurs et musiciens que l’on redécouvre actuellement ;
Les frères Albert et Adolphe MATTHIS et à nouveau Gustave STOSKOPF auteurs,
Robert FORRER, archéologue, Lothaire von SEEBACH, et d’autres encore…
Et s’il fallait encore assoir la dimension du groupe de Saint-Léonard hors de nos frontières, citons les liens entretenus par ces membres avec une certaine élite, tant du côté français (René BAZIN écrivain, Albert CARRE directeur de l’Opéra-Comique à Paris, André HALLAYS avocat et chroniqueur, Sarah BERNHARDT et COQUELIN de la Comédie Française) que du côté allemand (Bruno PAUL du Kunstgewerbemuseum de Berlin, Hans SCHUMANN critique musical berlinois, August SCHRICKER directeur du Musée des Arts Décoratifs de Strasbourg).
N’en déplaise à certains auteurs contemporains, cette aura ne fait pas des membres du Cercle des bourgeois aisés, passéistes, conservateurs mais tout simplement des professionnels de grand talent nombreux, novateurs et toujours vivants.
Frank JUNG